Collaboration spéciale pour le Journal Le Soleil : Dr. Réjean Hébert
21 février 2022
Alors que l’on dépense des dizaines de milliards de dollars dans le système de soins, son impact sur la santé de la population est limité. Ce qui influence la santé, ce sont plutôt les modifications de comportements, eux-mêmes déterminés par le statut socio-économique des citoyens et citoyennes. Agir sur le revenu, l’éducation et l’emploi aurait beaucoup plus d’impact sur la santé que les soins et services.
Allons faire une balade en métro à Montréal. Nous montons à la station Côte-Vertu sur la ligne orange dans le quartier St-Laurent dans l’ouest de la ville. Espérance de vie : 85 ans. On se dirige vers le centre-ville et, après une correspondance à la ligne verte, on atteint la station Pie-IX dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, dans l’Est. Espérance de vie : 74 ans. En 40 minutes de métro, on observe une perte de 11 années d’espérance de vie : on est remonté 40 années dans le temps, au moment où le Canada affichait une telle espérance de vie. On observe ici celle des peuples autochtones, ou des pays d’Afrique du Nord ou d’Amérique du Sud. On pourrait faire des démonstrations similaires en comparant des quartiers d’autres villes ou des territoires de régions rurales.
Pourquoi cette différence? Rien à voir avec l’accès à des services de santé de qualité. Et pour preuve : alors que l’on retrouve depuis longtemps dans l’Est un hôpital universitaire (Maisonneuve-Rosemont), il n’y en avait pas dans l’Ouest jusqu’à la construction récente du Centre universitaire de santé McGill sur le site Glen.
En fait, le système de soins de santé n’explique que 15 à 20% de la mortalité d’une population. Outre la génétique, contre laquelle on ne peut rien, ce sont les comportements liés à la santé qui déterminent largement la mortalité des individus. Nutrition déficiente, sédentarité, embonpoint, tabagisme, consommation d’alcool et de drogues et activités sexuelles à risque influencent davantage la mortalité que l’accès à des services de santé. Et il en est de même pour l’effet sur la qualité de vie et les incapacités.
Ces comportements sont eux-mêmes déterminés par le milieu socio-économique où vous avez grandi et où vous vivez. Les personnes vivant dans des milieux moins favorisés ont davantage de risques de présenter des comportements moins favorables à la santé. Elles ont souvent des revenus insuffisants pour assurer une alimentation équilibrée, elles présentent un plus faible niveau d’éducation, des emplois moins rémunérateurs, des logements plus insalubres, elles sont plus sédentaires, la qualité de l’air y est moins bonne, les réseaux sociaux moins soutenants, le stress plus élevé, etc.
Tous ces facteurs, qu’on appelle les déterminants sociaux de la santé, expliquent en majorité l’état de santé, les incapacités et la mortalité des populations. Ils sont les résultats des inégalités sociales et expliquent les inégalités de santé. Le gradient ouest-est du niveau socio-économique dont je vous parle en début de chronique n’est pas unique à la ville de Montréal. On le retrouve dans la plupart des villes de l’hémisphère nord. À l’origine, cela aurait eu à voir avec la direction des vents dominants : de l’ouest vers l’est. À l’époque industrielle, les populations plus favorisées se sont établies dans l’ouest des villes pour ne pas être exposées aux fumées des usines. Et les ouvriers ont dû élire domicile à l’est, sous les fumées incommodantes et nocives.
Alors que l’on dépense des dizaines de milliards de dollars pour le système de soins de santé (53 milliards en 2021 au Québec), bien peu est consenti aux actions de promotion de la santé et de prévention (quelques dizaines de millions). Des programmes d’aide pour une meilleure alimentation, pour stimuler la pratique régulière d’activité physique à tous âges, pour contrer le tabagisme, la consommation d’alcool et de drogues, ainsi que pour prévenir les comportements sexuels à risque auraient beaucoup plus d’impacts sur la santé de la population. C’est pour cette raison que j’ai piloté, lorsque j’étais ministre, la Politique de prévention en santé qui a finalement été rendue publique par le gouvernement suivant. Il est cependant dommage que cette politique ne soit pas mieux appuyée financièrement.
Augmentation des inégalités
Il faut toutefois considérer que les populations moins favorisées sont aussi celles qui sont moins sensibles à des programmes de promotion de la santé et de prévention. Ces programmes sont beaucoup plus efficaces chez les populations mieux favorisées. On peut même observer une augmentation des inégalités de santé, si on ne prend pas soin d’adapter ces programmes aux populations moins favorisées.
Pour arriver à lutter de façon efficace contre les inégalités de santé, il faut agir surtout sur les inégalités sociales et la source du problème réside dans la capacité d’un État à mieux répartir la richesse dans la population. Les inégalités de revenus de la population d’un pays se mesurent à l’aide de divers indicateurs. Les plus utilisés sont l’indice Gini et l’indice de Palma. L’indice Gini va de zéro (tous les individus ont le même revenu) à 1 (tout le revenu d’un pays est concentré dans les mains d’un seul individu). Il est actuellement à 0,32 au Canada alors qu’il était à 0,29 il y a quarante ans. Cette augmentation des inégalités de revenus est aussi observée dans la plupart des pays industrialisés, même pour les pays scandinaves, qui étaient pourtant les champions avec des indices autour de 0,20.
L’indice de Palma est établi en comparant le revenu des 10% les plus fortunés à ceux des 40% moins fortunés. Au Québec, cet indice passe de 6,5 lorsqu’on considère le revenu brut, à 2,3 en tenant compte des interventions gouvernementales, et à 1,8 avec l’action des impôts. Le revenu disponible est même moins inégal au Québec que dans le reste du Canada (indice = 2,3). On voit très bien ici l’impact important des politiques publiques sur les inégalités de revenu et les inégalités de santé. La répartition de la richesse modulée par l’impôt permet au gouvernement de financer des programmes sociaux qui améliorent le revenu disponible des ménages : aides financières, construction de logements sociaux, accès à des garderies subventionnées, éducation gratuite, formation à l’emploi, etc. Toutes ces actions ont beaucoup plus d’impact sur les comportements et sur l’état de santé de la population que le système de soins.
Même des organismes comme le Fonds monétaire international, que l’on ne peut accuser de valser avec l’idéologie socialiste, met en garde les pays développés contre l’impact délétère des inégalités sociales sur l’économie. Il estime que les inégalités sont associées à une perte significative du produit intérieur brut (3% pour le Canada). Investir pour lutter contre les inégalités sociales, c’est contribuer non seulement à réduire les dépenses de santé, mais aussi à stimuler l’économie. Un cercle vertueux où tout le monde profite.
À l’heure où on remet en question les taux de taxation et les programmes sociaux, il faut se rappeler que ce sont là de puissants leviers pour diminuer les inégalités de santé, combattre les comportements à risque et réduire l’utilisation des services. Ces programmes améliorent l’état de santé davantage que les coûteux services de soins. Encore faut-il taxer les plus riches et financer adéquatement les programmes sociaux et les activités de promotion de la santé et de prévention.
Source : Journal Le Soleil